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Philo : Le Langage

Vous êtes très nombreu.x.ses à me demander plus d'articles en philosophie, et vous avez bien raison, tant cette matière est difficile à apprivoiser et passionnante ! Alors, comme je n'ai pas les connaissances et compétences suffisantes pour le faire, j'ai demandé à une super prof de philo de partager ses magnifiques cours avec vous. Attention, cet article n'est pas du tout une dissertation à recopier, mais un plan détaillé avec des exemples et des textes qui permet de se plonger dans la fabuleuse notion du langage.


La Trahison des images, Magritte

Exemples de sujets du bac :

- Les mots ont-ils un pouvoir sur les choses ? - Peut-on dire plus qu’on ne pense ? - Peut-on tout dire ? - Parler, est-ce renoncer à agir ? - Le langage peut-il ne pas nous tromper ? - Suffirait-il de parler la même langue pour se comprendre ? - Parle-t-on seulement pour être compris ?


Définitions et introduction :

On peut définir le langage de 2 façons :

1) Un système ou ensemble de signes permettant l’expression ou la communication (sens large du langage qui n’est pas propre à l’homme : langage animal, informatique, etc.).


2) Une institution universelle propre à l’humanité : le langage sous sa forme conventionnelle et institutionnalisée. En ce sens conventionnel, le langage renvoie aux différentes langues (français, chinois, arabe...), ou de manière plus générale au langage articulé et proféré (qui sort par la voix).

Que ce soit le langage animal, ou le langage humain, tous deux se définissent par l’usage du signe (un geste, un mot...).


On peut distinguer deux types de signes :

- Des signes naturels : la fumée est le signe d’un feu (lien causal direct).

- Des signes conventionnels : il faut maîtriser la convention pour les comprendre, il n’y a pas de lien de cause à effet. Par exemple la signalisation routière, ou n’importe quel mot. Quand on est petit on a besoin qu’on nous montre un chat pour savoir que le mot « chat » renvoie à cet animal précis. Les bébés montrent souvent du doigt les choses qu’ils nomment. Les mots, comme les gestes, sont donc des signes d’une réalité qu’ils signifient.


La distinction de Ferdinand de Saussure est une base pour comprendre le rapport du langage à la réalité qu’il signifie. Dans le signe linguistique, on distingue deux faces complémentaires :

- Le signifiant : c’est le mot concret « cheval » par exemple. C’est le support matériel (lettres écrites « noir sur blanc » ou pur son) du sens ou du signifié qui est :

- Le signifié : c’est le concept, la représentation mentale d’une chose, comme le cheval. C’est l’image du cheval qu’on a en tête, et qui a pour signifiant le mot « cheval ». Un même signifiant (par exemple vers) peut avoir plusieurs signifiés selon le contexte :

J'écris en vers.

Je vais vers Paris.

La poule mange des vers.

À chaque fois « vers » renvoie à une image mentale différente, un signifié différent.


On peut donc rajouter au 1) signifiant C.H.E.V.A.L et au 2) signifié « cheval » (image mentale) 3) le cheval réel qui est dans le champ (3 types de réalités ). Le problème général qu’on peut alors dégager est celui du rapport du langage avec la réalité qu’il signifie : le langage parvient-t-il à refléter fidèlement une réalité déjà présente (le langage comme copie de la réalité) ou faut-il plutôt penser à l’inverse que c’est le langage qui façonne la réalité en retour (le langage comme créateur de nouvelles réalités) ?

En d’autres termes, le langage ne serait pas qu’une imitation passive de la réalité, mais il produirait activement la réalité (on parlera de l’impact du langage sur les comportements, comment les mots peuvent avoir un réel pouvoir sur les choses). Par exemple, une parole blessante peut conduire à un acte réel (une gifle en réponse). Les mots ne sont donc pas que des « étiquettes » (Bergson) collées sur les choses qu’ils nomment, ils sont aussi des actes voire des armes (manipulation, insultes, déclarations de guerre).


I) La puissance du langage

A) Les mots peuvent provoquer des émotions (caractère blessant des mots, par exemple)


B) La valeur « performative » du langage : les mots sont aussi des actes, pas des paroles en l’air : la promesse, le contrat, l’engagement


AUSTIN, Quand dire c’est faire, 1970.

(E. a) « Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime) » - ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage.

(E. b) « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » - comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque.

(E. c) « Je donne et lègue ma montre à mon frère » - comme on peut lire dans un testament.

(E. d) « Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ».

Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j‘affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. On n’a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu’il n’y a à prouver que « Damnation ! » n’est ni vrai ni faux : il se peut que l’énonciation « serve à mettre au courant » - mais c’est là tout autre chose.

Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou - par souci de brièveté - un « performatif ». Le terme performatif sera utilisé dans une grande variété de cas et de constructions (tous apparentés), à peu près comme l’est le terme « impératif ». Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perform, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose).



C) Toute pensée ineffable, qui n’est pas formulable par des mots, est obscure et pas mystérieuse ou supérieure

HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l’esprit, §462, 1817.

C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et, par suite, nous les marquons d’une forme externe, mais une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre l’existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée [...]. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable.

Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.


D) Le concept de « violence symbolique » : BOURDIEU


II) Les limites du langage : Le langage peut-il tout dire ?

A) Les mots ne sont que des « étiquettes collées » sur les choses, ils échouent à signifier des réalités complexes comme les sentiments : le langage appauvrit la réalité en la généralisant et en manquant sa particularité

BERGSON, Le Rire, 1900.

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi les généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.


-> Pour signifier ou donner à comprendre des réalités complexes comme la beauté, les sentiments, mais sans les mots, je vous renvoie à votre article sur l’art : on a vu que l’art donnait à comprendre la beauté et était un moyen d’expression plus riche que le langage commun (usage de l’image sous toutes ses formes : picturales, métaphores). L’art nous donne à comprendre la réalité mieux qu’avec de simples mots. Ou bien vous pouvez défendre le fait qu’en littérature on peut utiliser les mots pour pallier leur propre faiblesse. Les romans et poésies décrivent les sentiments humains bien mieux que n’importe quelle description commune en ne signifiant pas directement la chose : « colère » ou « amour » par exemple, mais en la suggérant, en en donnant une image ou une métaphore. Marcel Proust, par des mots, parvient à rendre compte du phénomène intime du souvenir, que nous vivons tous sans pouvoir l’exprimer :


"Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir."


Admirez ici l’opposition entre la fragilité des odeurs et des goûts et la force du souvenir qu’ils peuvent rappeler en nous, comme des âmes qui convoqueraient le passé. L’opposition entre des sensations éphémères et l’éternité des souvenirs qu’elles rappellent. La madeleine arrive donc à faire revenir l’irréversible passé, à retrouver ce que nous avons perdu en convoquant des sensations familières (goût, odeur). C’est ainsi aussi que le parfum de quelqu’un peut nous ramener sa présence. Un tel phénomène ne peut se décrire que dans un langage littéraire, seul à même de pouvoir rendre compte de cette expérience intime qu’est le souvenir. C’est exactement ce que vise Bergson quand il parle de romanciers et de poètes, les seuls capables d’utiliser les mots pas comme des étiquettes mais comme des reflets fidèles de phénomènes « individuels » et intimes. Les « mille nuances fugitives » et les « mille résonances profondes » sont bien rendues par les écrivains.

Il y a donc 2 usages des mots :

- Un usage pratique, généralisant : les mots comme « étiquettes collées » sur les choses. Les mots sont alors des repères pour vivre : nourriture, eau, lit. Ils répondent à un besoin vital, mais ils appauvrissent du même coup chaque réalité singulière : on va généraliser la « colère », « l’amour », alors que rappelez-vous, aucun amour ne ressemble à un autre. C’est un usage conventionnel et pratique des mots : voilà ce qu’est un chat, une voiture, la colère,


- Un usage poétique, métaphorique, qui rend compte de la particularité de nos vécus : l’usage fait par les romanciers et les poètes, seuls capables de rendre compte de la singularité d’une réalité, et qui l’individualisent (du point de vue subjectif du personnage dans le cas de Proust, par exemple). C’est un usage intime du langage qui rend compte de nos expériences subjectives, de nos sentiments, qui ne trahit pas ces expériences et ne les généralise pas. Voilà un exemple de reflet fidèle de la réalité par le langage.


B) Les concepts nous donnent l’illusion de réalités qui n’existent pas (je vous renvoie ici à la critique nietzschéenne du « Je pense » de Descartes) :

NIETZSCHE, Par-delà Bien et Mal.

"Il y a encore des observateurs assez naïfs pour croire qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou, comme ce fut la superstition de Schopenhauer, « je veux ». Comme si la connaissance parvenait à saisir son objet purement et simplement, sous forme de « chose en soi », comme s’il n’y avait altération ni du côté du sujet, ni du côté de l’objet. Mais je répéterai cent fois que la « certitude immédiate », de même que la « connaissance absolue », la « chose en soi » renferment une contradictio in adjecto : il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots. C’est affaire du peuple de croire que la connaissance est le fait de connaître une chose jusqu’au bout. Le philosophe cependant doit se dire : « Si je décompose le processus logique exprimé dans la phrase « je pense », j’obtiens une série d’affirmations hasardeuses dont le fondement est difficile, peut-être impossible à établir, — par exemple, que c’est moi qui pense, qu’il doit y avoir, en général, quelque chose qui pense, que « penser » est l’activité et l’effet d’un être, considéré comme cause, qu’il existe un « moi », enfin qu’il a déjà été établi ce qu’il faut entendre par penser — c’est-à-dire que je sais ce que penser veut dire. Car si, à part moi, je n’étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler pour savoir si ce qui arrive n’équivaudrait pas à « vouloir » ou à « sentir » ? Bref, ce « je pense » laisse prévoir que je compare mon état momentané à d’autres états que je connais en moi, pour établir de la sorte ce qu’il est. À cause de ce retour à un « savoir » d’origine différente, mon état ne me procure certainement pas une « certitude immédiate ». — En lieu et place de cette « certitude immédiate », à quoi le peuple croira peut-être dans le cas donné, le philosophe s’empare ainsi d’une série de questions de métaphysique, véritables problèmes de conscience, tels que ceux-ci : « D’où est-ce que je tire le concept penser ? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l’effet ? Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un moi, et encore d’un moi comme cause, et enfin d’un moi comme cause intellectuelle ? » Celui qui, appuyé sur une sorte d’intuition de la connaissance, s’aventure à répondre immédiatement à cette question de métaphysique, comme fait celui qui dit : « je pense et sais que cela du moins est vrai, réel, certain » — celui-là provoquera aujourd’hui chez le philosophe un sourire et deux questions : « Monsieur, lui dira peut-être le philosophe, il paraît invraisemblable que vous puissiez ne pas vous tromper, mais pourquoi voulez-vous la vérité à tout prix ? » —"



C) Il y a des objets qui ne peuvent se saisir ou se définir par des mots : le cas de Dieu

PSEUDO DENYS L’AÉROPAGITE, Théologie mystique.

"Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n'est ni âme, ni intelligence ; il n'a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement ; il n'est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n'est pas nombre, ni ordre, grandeur, ni petitesse, égalité, ni inégalité, similitude, ni dissemblance. Il n'est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n'a pas la puissance, et n'est ni puissance, ni lumière. Il ne vit point, il n'est point la vie. Il n'est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n'y a pas en lui perception. Il n'est pas science, vérité, empire, sagesse ; il n'est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n'est pas esprit, comme nous connaissons les esprits ; il n'est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d'autres. Il n'est rien de ce qui n'est pas, rien même de ce qui est. Nulle des choses qui existent ne le connaissent tel qu'il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu'elle est. Il n'y a en lui ni parole, ni nom, ni science ; il n'est point ténèbres, ni lumière, erreur, ni vérité.

On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l'affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations."



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