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Philo : Autrui

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​Vous êtes très nombreu.x.ses à me demander plus d'articles en philosophie, et vous avez bien raison, tant cette matière est difficile à apprivoiser et passionnante ! Alors, comme je n'ai pas les connaissances et compétences suffisantes pour le faire, j'ai demandé à une super prof de philo de partager ses magnifiques cours avec vous. Attention, cet article n'est pas du tout une dissertation à recopier, mais un plan détaillé avec des exemples et des textes qui permet de se plonger dans la fabuleuse notion sur Autrui.

Danse à Bougival, 1883, Pierre-Auguste Renoir

Introduction

On avait déjà croisé autrui lorsqu’on parlait du bonheur. Les autres étaient ceux à qui je m’opposais dans une lutte pour mes propres désirs, ceux qui faisaient obstacle à mes désirs et à ma puissance (Calliclès). Ou bien la cause la plus grande de nos malheurs, après le corps et l’environnement extérieur (Freud). Dans tous les cas nous avions une conception plutôt négative des autres : les autres étaient ceux qui menaçaient mon bonheur en s’opposant à mes désirs ou en imposant les leurs. Ils étaient une sorte d’entrave, d’obstacle, qui se caractérisaient par leur hostilité.

Lorsque nous avons parlé de morale et de nos devoirs, là aussi les autres apparaissaient comme un obstacle : il fallait ne pas nuire au bonheur des autres, ne pas leur porter atteinte. Mais on avait envisagé toutefois un rapport positif avec autrui à travers le concept de pitié. Enfin, l’altérité apparaissait dans la notion d’inconscient : l’inconscient est comme un autre moi-même, une part de moi-même que je n’assume pas aux yeux de la société ou qui me fait agir « comme si je n’étais pas moi-même ». Dans l’inconscient on trouvait aussi la présence et l’influence des autres, notamment de nos parents. C’est cette « hérédité » dont parlait Alain qui nous dépossède et fait que nous sommes déterminés à agir selon des comportements qui ne sont pas les nôtres, mais qui sont hérités des autres. Le risque étant de devenir complètement étrangers à nous-mêmes et de laisser s’autonomiser cet inconscient que nous ne maîtrisons plus, qui n’est plus nous mais un ennemi (cf Black Swan). Qui est cet autre ? est-ce un semblable ? un ennemi ? un objet de désir ? voire moi-même ? La connaissance des autres n’est pas la connaissance de n’importe quel objet : il s’agit d’un objet qui est aussi un sujet. Un sujet qui se caractérise par son intériorité qui nous est inaccessible. Se pose alors la question épistémologique de savoir comment connaître autrui alors que je n’ai accès qu’à son extériorité ? comment accéder à son intériorité, ses émotions ?

Dans cette quête de connaissance de l’autre, la question qu’on va aussi se poser est de savoir comment un alter (autre) peut-il être aussi un ego (soi) ? (question ontologique). En effet dans l’étymologie d’autrui, il y a les termes latins d’alter ego : autrui est un autre moi-même. Il faudra donc comprendre cette part d’altérité en nous et cette part de similarité dans les autres.

La troisième question qu’on se posera sera de savoir si la morale peut se passer de la sympathie, de la manière dont on comprend les vécus des autres. Avec Schopenhauer, on a vu que la pitié était une manière non rationnelle de fonder la morale. La pitié est un sentiment où je me mets immédiatement à la place de l’autre en comprenant sa souffrance, en souffrant avec lui (sun pathos), en me mettant à sa place. En souffrant avec l’autre, je suis porté à le secourir et j’agis moralement (la non assistance à personne en danger est d’ailleurs punie par la loi). Est-ce que l’amour ou la pitié peut fonder la morale ?


I) Autrui et le désir

A) L’autre que l’on désire : l’amour est-il un désir comme les autres ?

a) Le désir amoureux est itératif

=> MOLIÈRE, Dom Juan, Acte I scène 2.

Bref rappel sur ce que nous avons vu sur Dom Juan :

- 2 caractéristiques du désir amoureux selon votre texte :

1) est plus intense au début du développement du désir (la « passion des premiers jours »)

2) donne davantage de plaisir lorsqu’il change constamment (« tout le plaisir de l’amour est dans le changement), ce qui veut dire que le désir amoureux est itératif = répétitif. Le désir pour une personne en appelle un autre, pour une autre personne, etc. Il est sans fin.

- Le plaisir que procure le désir amoureux n’est donc pas dans la possession voire la consommation de l’être aimé, mais dans le fait même de désirer. C’est le moment de la « conquête » dont parle Dom Juan, en se comparant à Alexandre le Grand. Comment expliquer ce paradoxe selon lequel le plaisir est plus fort dans le manque de l’objet que dans la possession de cet objet ?

1) Parce que dans la conquête, il y a une incertitude, un défi qui procure une certaine exaltation. Le risque que l’objet nous échappe le rend encore plus désirable (ce sont les « résistances » que Dom Juan aime combattre).

2) Dans le désir, il y a une dimension imaginative plaisante. Le fantasme, qui est une projection de soi dans une situation désirée procure un grand plaisir. Le plaisir procuré par notre imagination est donc supérieur au plaisir que nous donne la réalité, parce que dans l’imagination tous les possibles sont envisageables.

- Le désir ainsi décrit se vise donc lui-même comme désir, et ne vise pas tant son objet, ce qui constitue un cercle. Le désir s’entretient lui-même, est son propre moteur. Le désir amoureux est donc un manque jamais comblé puisqu’il vise toujours cette situation même de manque. Il ne vaut que pour lui-même.

- Remarque : à travers ce désir pour les femmes, Dom Juan se désire finalement lui-même (d’où un cercle). C’est sa propre personne qu’il désire et contemple en multipliant les conquêtes. Il flatte son propre ego, c’est un désir narcissique et pas du tout altruiste. On pourrait reprocher cela au désir amoureux : le désir pour une personne, qu’on peut nommer « amour », est en réalité un désir narcissique tourné vers notre propre personne : c’est notre capacité à plaire que l’on vise, nos propres qualités (beauté, personnalité) qui sont reconnues par l’autre. L’autre est en quelque sorte un miroir de soi dans lequel on se contemple. Comment expliquer ce cercle infini du désir ? c’est-à-dire le fait que le désir se vise lui-même plus que son objet ? Pourquoi désirons-nous désirer ? Peut-on sortir de ce cercle s’agissant du désir amoureux ?


b) L’amour est insatiable parce qu’il est un simulacre, un désir imaginaire et pas un besoin. Pourquoi le désir, tel que nous l’avons vu avec Dom Juan, est-il impossible à satisfaire ?

Réponse de Lucrèce : parce que le désir amoureux, contrairement au besoin vital, a tendance à se porter sur un rien, sur une chose imaginaire (on l’a vu à travers la notion de fantasme). Or ces fantasmes n’apportent pas de satisfaction ou de satiété concrète. Quand on a faim, on mange et notre désir est satisfait. Quand on est amoureux, on ne se nourrit pas de nourriture mais d’images, de fantasmes, qui ne sont rien de tangible (matériel) :

"Ainsi se comble aisément le désir d’eau et de pain. Mais d’un beau visage et d’un teint frais, rien ne pénètre pour réjouir le corps, hormis des simulacres"


Ces images que nous désirons sont les simulacres qui rendent l’amour insatiable. Les simulacres dans la théorie épicurienne sont des particules très petites (« ténues ») qui viennent recouvrir les objets et masquer leurs qualités réelles. Ils vont affecter nos sens et les tromper, les illusionner. C’est pour cela que l’on dit que « l’amour rend aveugle ». On peut alors expliquer pourquoi il est si difficile de décrire le désir amoureux, de dire objectivement pourquoi l’on est attiré par quelqu'un : parce qu’il n’y a pas de critères objectifs dans les simulacres, qui sont des « quasi rien », que des images. D’où l’indétermination de l’expression « avoir du charme » : cela ne veut rien dire, c’est inexplicable ou indescriptible parce que c’est fondé sur du vide (une « beauté », une « élégance », « réputation »…).

Le désir amoureux s’accompagne d’un autre paradoxe (au-delà du fait que ce désir est attiré par le rien, le vide) :

"et c’est bien le seul cas où plus nous possédons, plus notre cœur brûle d’un funeste désir."

Plus nous assouvissons notre amour, plus notre désir s’entretient (le désir s’entretient lui-même), c’est-à-dire qu’il augmente lorsqu’il est satisfait. Normalement en mangeant, on n’a plus faim. Mais lorsqu’on aime, la possession du sujet aimé n’assouvit pas le désir. Au contraire, cette possession renforce le désir (paradoxe). Conséquence tragique : il n’y a rien qui puisse combler le manque ou atténuer le désir amoureux. Lucrèce fait écho au supplice de Tantale :

"Vois l’homme que la soif en son rêve dévore : pour éteindre ce feu aucune eau n’est donnée, mais il recourt à des images, s’acharne en vain, mourant de soif au fond du torrent où il boit. Tels les amants, jouets des images de Vénus : leurs yeux ne pouvant se rassasier d’admirer, leurs mains rien arracher aux membres délicats, ils errent incertains sur le corps tout entier."


Conclusion : l’amour, en tant qu’attirance forte, singulière, et subjective pour autrui ou un idéal, n’est pas un désir comme les autres. Contrairement au besoin vital, il fonctionne à vide, il est un produit de l’imagination et se nourrit de « rien », d’images. Et pourtant, il n’est pas rien d’un point de vue existentiel. L’amour nous affecte. Nous désirons parfois plus la personne aimée plutôt que nous cherchons à assouvir nos propres besoins vitaux. Tel est encore un autre paradoxe que l’on peut dégager : l’amour n’est concrètement rien, qu’une attirance pour un charme ou une image, mais il est « tout » pour l’amoureux qui l’éprouve. Le désir amoureux se caractérise donc par son aspect tragique (la littérature, les mythes et le cinéma en regorgent d’exemples), et il est un désir qui s’entretient lui-même, qui se vise lui-même. Il n’est donc jamais rassasié, comblé, puisqu’il ne quitte jamais le cercle du désir. L’objet du désir amoureux, c’est le désir lui-même. Le désir amoureux va donc contre la définition commune du désir qu’on a vue (un manque vécu en même temps que la tentative de sortir de ce manque). Le désir amoureux c’est un manque vécu qui se cherche lui-même comme manque, comme désir.


c) L’amour est un désir surnaturel

Cette particularité du désir amoureux, qui n’est pas un désir comme les autres, renforce l’écart entre le désir et la réalité. En effet, plus notre amour brûle, plus nous nous nourrissons de fantasmes, plus nous nous éloignons des qualités réelles de la personne aimée (c’est ce que nous disait Lucrèce). Bergson, tout en rappelant Lucrèce dans votre texte, va plus loin : l’écart qu’il y a entre notre désir et l’objet de notre désir est dû au rapport transcendant (=au-delà de l’immanent (ce qui est de ce monde), qui s’élève dans des sphères supérieures comme le monde divin) qu’on entretient avec ce dernier. D’où des désillusions (=sentiment qui constate que la réalité est différente de celle qui était imaginée). En effet l’amour n’est pas seulement le désir d’un simulacre, mais il est aussi désir de transcendance. Bergson nous explique que le sentiment amoureux et le sentiment religieux se sont mutuellement inspirés. C’est même l’amour qui a commencé à « plagier la mystique », le religieux. L’amour dans votre texte est défini ainsi : l’amour est entre le sentiment (plus imaginaire et vague) et la sensation (concrète). Il est donc une sorte de sentiment hybride, ni tout à fait imaginaire (contre Lucrèce), ni tout à fait concret et distinct comme la sensation de chaud ou de froid. Revenons à cette parenté entre le sentiment amoureux et le sentiment religieux : cette parenté est historique (elle vient du christianisme, qui s’inspire de la ferveur amoureuse pour parler de Dieu : « Dieu n’est qu’Amour »). D’où 2 types d’illusions amoureuses décrites dans ce texte :

1) la 1ère qu’on a vue avec Lucrèce : les simulacres qui masquent les qualités réelles de la chose

2) la 2ème illusion qui est de croire qu’on peut entretenir une relation amoureuse avec un être transcendant, comme dieu.


"La marge laissée à la déception est maintenant énorme, parce que c’est l’intervalle entre le divin et l’humain."

Ainsi on a une explication de l’écart récurrent entre le désir et son objet, de la désillusion. Dans le cas de l’amour, l’écart est parfois immense parce que l’objet de l’amour n’est plus un sujet atteignable, mais un dieu inatteignable. On peut même prendre un sujet pour un Dieu : le fait de déifier la personne, c’est-à-dire de lui donner des caractéristiques divines ou de la vénérer, introduit un écart de plus en plus grand entre nous et elle, écart semblable à l’écart qui existe entre Dieu et les hommes (Dieu transcende le monde des mortels). Au bout de ce chemin :

- Le désir amoureux, contrairement au besoin vital, s’entretient lui-même et n’est jamais satisfait. D’où un cercle : le désir se vise lui-même comme désir parce qu’on peut trouver du plaisir à désirer (à fantasmer).

- Ce caractère circulaire du désir amoureux fait qu’il se répète sans cesse : il est itératif.

Le désir de Dom Juan va ainsi se répéter à l’infini en choisissant toujours de nouvelles conquêtes.

- Ce type de désir (jamais satisfait) est donc un état potentiel de souffrance. Souvenez-vous lorsque Freud disait dans Malaise dans la culture que les autres étaient la plus grande cause de malheur. Avec le cas particulier de l’amour, on en a une illustration.

- Concernant la connaissance des autres, qui était un de nos problèmes : le cas de l’amour complique cette connaissance, puisque l’imagination de l’amoureux l’éloigne toujours plus de la réalité des qualités de la personne qu’il aime (cf Lucrèce). Nous ne connaissons donc des autres que les images ou les apparences qu’ils nous renvoient. Nous ne pouvons donc qu’avoir un avis subjectif sur eux et toujours inexact. Déjà parce que leur intériorité nous est cachée, mais aussi parce que les impressions que nous avons des autres sont changeantes et subjectives : ce sont des simulacres. Tout ceci fait que notre connaissance des autres est toujours partielle ≠ complète (parce nous n’avons qu’une image extérieure des autres), et biaisée par notre propre point de vue subjectif, nos préférences, nos goûts personnels, nos attirances. Il y a donc un double obstacle à la connaissance d’autrui.

Vous voyez donc qu’avec le cas particulier de l’amour, on a travaillé à la fois le désir et autrui. L’amour, c’est un désir pour autrui qui se caractérise par son intensité et sa singularité, on l’a vu. Cela posait à la fois problème pour comprendre la notion de désir, puisqu’on aboutissait au paradoxe d’un désir qui se visait lui-même et ne pouvait donc jamais être satisfait ; et problème pour connaître cet autre, dont je n’ai qu’une image fantasmée qui m’éloigne de ses qualités réelles. On va donc continuer à essayer de connaître cet alter ego, cet autre soi, qui m’est à la fois semblable et étranger, tout en travaillant la notion de désir. Auparavant, le désir amoureux soulignait plutôt notre singularité : aucun amour n’est semblable à un autre. On va maintenant au contraire insister sur le fait que notre désir ne nous distingue absolument pas des autres, mais nous rend tous semblables ; et aller ainsi contre l’idée reçue selon laquelle tout désir est subjectif et singulier : « nos goûts déterminent qui l’on est », dit l’expression. Et si nos désirs n’étaient pas l’expression de notre subjectivité, mais plutôt les témoins d’un comportement commun : le mimétisme, qui est le fait de tous désirer la même chose ?


B) Mes désirs sont les désirs des autres : il n’y a pas d’originalité ou de singularité du désir

On posait dans le cours sur la conscience la question de l’identité personnelle : qui sommes-nous ? Sommes-nous ce que les autres font de nous ? Ou bien est-ce qu’on se fait tout seul ? Une manière d’affirmer son identité propre, sa singularité, est de le faire à travers ses désirs : je suis ce que je désire, mes désirs définissent qui je suis. Et bien pour René Girard, le désir ne nous définit pas en propre, il est commun à tous. Ce qui caractérise le désir est son « indétermination » : on ne sait pas vraiment ce que l’on désire (« l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi »). On désire un « être », quelque chose de vague, on ressent simplement un manque. À partir de cette incertitude, le premier réflexe va être de se tourner vers les autres : je ressens un manque, dites-moi ce qui va le combler (« Le sujet attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer pour acquérir cet être »). D’où le concept de mimétisme que donne Girard : le mimétisme, c’est prendre pour modèle ce que font les autres et les imiter. Qui n’a pas déjà fait semblant de s’intéresser à une mode pour s’intégrer à un groupe ? Ceci veut dire quelque chose de crucial : ce n’est pas moi qui suis le maître de mes désirs, mais les autres, ou ce que l’on appelle plus communément et vaguement « la société ». Girard prend l’exemple de l’enfant qui désire le jouet que l’autre enfant désire, et ne s’y intéresse que parce que l’autre s’y intéresse. Chez l’adulte, c’est la même chose, sauf que nous dit Girard l’adulte a honte d’avouer son mimétisme (« chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation. »). Cette honte peut provenir du fait de la crainte du regard des autres : on se montre ainsi comme n’étant pas original, comme étant « un mouton de Panurge », comme n’ayant pas de personnalité affirmée. On est en plein dans un conformisme ou une standardisation des désirs (pensez à la société de consommation : tout le monde désire le nouvel iPhone). Ainsi ce phénomène de mimétisme n’est pas sans conséquence : le conflit. Qui désire la même chose entre en rivalité.

En conclusion :

1) Il n’y a pas de singularité du désir. Le désir n’est pas le lieu de l’expression de notre individualité mais se modèle au contraire sur les désirs des autres.

2) avoir les mêmes désirs attise les conflits et la convoitise. Ce mimétisme entraîne la violence dans les sociétés pour Girard. On va se battre pour la même chose. C’est là que le bouc émissaire joue un rôle pour Girard : il va transformer cette violence autodestructrice de « tous contre tous » en une violence de « tous contre un », ce qui va pacifier la société, mais au prix d’un sacrifice. Le sacrifice du bouc émissaire va apaiser la crise, ce qui est moralement inacceptable, mais tristement et factuellement vérifié.


II) Autrui et conscience de soi

A) Autrui est médiateur entre moi et moi-même : l’expérience de la honte et l’importance du regard d’autrui

Nous avançons donc dans notre connaissance des autres, et symétriquement de nous-mêmes. En analysant le phénomène de mimétisme des désirs, nous avons vu que nous étions davantage construits par les autres que par nous-mêmes. C’est même les autres qui décident qui sera le prochain bouc émissaire. En effet nous sommes encore trop soucieux de l’image que nous leur renvoyons. Le sentiment de honte est alors la clef de la compréhension de notre rapport avec les autres. Le regard des autres a une importance cruciale dans la construction personnelle. En d’autres termes nous nous construisons en fonction des autres. C’est précisément ce que nous dit Sartre en revoyant le cogito de Descartes. Le « je pense » de la deuxième Méditations métaphysiques, qui m’assure que j’existe à chaque instant que je pense, malgré le plus grand doute, était pour Descartes ce qui caractérisait la conscience de soi : je sais que j’existe et que ceci est certain parce que c’est bien moi qui doute. Pour Sartre dans L’être et le néant, le je pense ne va pas de soi. C’est l’expérience de la honte qui nous fait prendre conscience de nous-mêmes. Or dans la honte, il y a forcément autrui qui est impliqué (on n’a pas honte de ce qu’on fait si on est vraiment tout seul, si on reste dans le mode du « pour soi » dit Sartre). Il faut donc en conclure qu’« autrui est le médiateur entre moi et moi-même », c’est-à-dire qu’entre moi et moi-même, il y a le regard des autres, il y a ce que les autres pensent de moi. Donc prendre conscience de soi n’est pas une certitude immédiate (Descartes), mais une certitude médiatisée par autrui. Je sais que j’existe parce que le regard des autres me renvoie à moi-même. Le fait d’avoir honte m’arrête dans ce que je suis en train de faire pour me renvoyer à moi-même. J’arrive alors à me prendre pour objet seulement parce que je suis un objet pour les autres, dit Sartre. Voilà donc une autre manière de critiquer le cogito : c’est davantage les autres qui me renvoient à moi-même, pas ma propre pensée réflexive.

Qu’est-ce que l’expérience de la honte nous dit sur les autres ? Que ce sont aussi d’autres consciences, et pas des objets comme les autres. Car potentiellement ces consciences nous renvoient une image de nous-mêmes qui leur apparaît, « comme un mauvais portrait » de nous-mêmes dit Sartre. Par effet de miroir, si je suis une conscience, alors les autres aussi. Autrui, on l’a dit est un objet qui est aussi un sujet. Je ne peux donc pas le connaître comme je connaitrais n’importe quel objet. Et du même coup ce rapport avec l’objet « autrui » me fait me connaître moi-même aussi : si je ne faisais pas cet effort pour savoir comment les autres me voient, je ne pourrais pas me saisir moi-même. Je serais une pure spontanéité, sans réflexion (retour sur soi). La présence d’autrui est donc nécessaire à la connaissance de soi, en me révélant à moi-même. Conséquence : cette expérience première du regard des autres nous indique que les rapports avec les autres sont d’emblée conflictuels. On se place tout de suite dans une posture de personne jugée par ce regard, qui nous est inconfortable.

Maintenant que nous avons montré l’importance du regard d’autrui dans la construction de l’identité personnelle, et mis en relief la nature essentiellement conflictuelle du rapport à autrui, comment envisager un rapport positif dans la société que nous formons avec les autres ? Comment les rapports entre ces différentes consciences s’harmonisent-ils ?


B) La persona : le masque qui nous protège des autres

JUNG, Dialectique du moi et de l’inconscient.

"La réponse est que face aux autres nous ne nous montrons pas tel que nous sommes, comme si nous portions un masque afin de nous protéger. Il y a une résistance à se montrer aux autres tel que nous sommes dans la sphère privée. La persona est précisément dans son étymologie le masque que portaient les acteurs de théâtre sur scène. Pour Jung dans la Dialectique du moi et de l’inconscient qu’on a déjà vue, la persona est ce « titre, nom, charge assumée, etc. » qui sont des réalités « secondaires » par rapport à ce qu’est véritablement le sujet. C’est un rôle que l’on joue devant les autres : le rôle du professeur, du parent, du docteur, du cancre, etc. Le problème des éléments de la persona est que comme les archétypes de l’inconscient collectif, ils sont généraux, d’où un conflit avec l’individualité, le singulier. En effet, il ne faut pas considérer la persona comme quelque chose d’« individuel ». Comme son nom l’indique, « la persona n’est qu’un masque, qui, à la fois dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion de l’individualité ». Ainsi je ne suis pas un professeur dans ma singularité, de la même façon que vous n’êtes pas que des lycéens. « Au fond [ce masque] joue simplement un rôle », mais il permet de donner des points de repère, et de construire une société où chacun à son rôle bien défini. Quand nous voulons soulever le masque, nous découvrons « que ce qui semblait être individuel était au fond collectif ». Ce n’est pas ce que nous entendons traditionnellement par le terme de personne : une personne, c’est un individu singulier, qui a droit à la dignité et au respect (cf le débat pour savoir si les animaux sont des personnes). Ici la persona n’est qu’un masque que nous portons pour nous insérer dans la société humaine et se faire reconnaître par les autres : voilà le rôle que je joue. C’est un élément collectif de notre psyché.


Bilan : envisager autrui à travers la conscience de soi et le désir, c’est se rendre compte que l’influence des autres est déterminante dans la construction personnelle, jusqu’au point où nos désirs se calquent sur ceux des autres (mimétisme). Le regard des autres et leur reconnaissance est ainsi plus importante que l’affirmation d’une psyché personnelle. C’est davantage le collectif qui prédomine, même là où il semble ne pas avoir sa place : le moi. Cette dépendance à l’égard d’autrui vient souligner du même coup une difficulté. Notre rapport aux autres est généralement négatif : crainte du regard d’autrui via la honte, poursuite du même objet dans le cas du mimétisme, recherche d’un bouc émissaire pour pallier la guerre déclenchée par le mimétisme… Comment dans ce chaos de désirs concurrents et cette recherche effrénée de reconnaissance retrouver une moralité ? Comment s’affirmer en tant que personne sans nuire aux autres ? Là où règne l’égoïsme et l’intérêt personnel, comment conserver une forme d’altruisme ?


III) Autrui et la morale

A) La pitié comme sentiment moral

Je vous renvoie sur ce point au cours sur le devoir, lorsqu’avec Schopenhauer, nous avions vu que toute morale était in fine intéressée. Soit on craint le châtiment, soit on espère une récompense, « toujours nous resterons intéressés », donc l’impératif catégorique de Kant est impossible, puisque notre propre intérêt entre toujours en compte lorsque nous agissons, même moralement. Comment dès lors fonder la morale, si on ne peut plus compter sur la raison et sur l’impératif catégorique ? En utilisant les passions contre elles-mêmes. Seule une passion peut réguler les passions. Utiliser sa raison ne fait que renforcer le clivage entre la raison et les passions. C’est précisément le rôle de la pitié, qui est le fait d’être sensible à la souffrance d’autrui au point de se mettre à sa place et de le comprendre. La compassion ou sympathie ont la même origine étymologique : « souffrir avec ». Lorsque j’ai pitié de l’autre, je me mets à sa place. J’arrive à m’oublier moi-même pour me mettre « dans la peau » de l’autre. On retrouve quelque part le geste de l’impératif catégorique qu’on n’arrivait pas à faire : supprimer totalement notre propre intérêt. Lorsqu’on a pitié de quelqu’un, notre intérêt s’efface totalement pour se mettre à la place d’un autre et éprouver sa souffrance, un intérêt et des émotions qui ne sont pas les nôtres. Il est donc possible de retrouver dans nos rapports avec les autres une moralité via la pitié que chacun est capable de ressentir par essence. Pour Rousseau, ce sentiment est naturel et prouve qu’il n’y a pas besoin du raffinement de la réflexion ou de la raison pour être moral. La pitié me met immédiatement en lien avec autrui de façon morale et désintéressée. L’homme à l’état de nature (avant la création de toute société) n’avait donc pas besoin d’institutions et de lois positives pour pacifier ses relations avec autrui.

Le texte de Rousseau est clair :

"Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelques fois des signes sensibles. […] La pitié est ainsi a priori de la réflexion, et c’est la réflexion qui ferait que l’homme étoufferait se penchant en lui, la réflexion ne venant qu’avec la société. […] Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale, les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison […], de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales […].En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? […] Ainsi, la pitié serait le principe duquel dériveraient toutes les autres vertus. Etant non seulement a priori de la raison, la pitié génère tout ce qui est moral, ou plutôt tous les actes moraux de l’homme dans avoir besoin d’une réflexion éthique. C’est le premier sentiment de l’humanité. […] Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même*, concourt à la conservation naturelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de vertu… C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. […] La pitié est donc ce sentiment naturel destiné à modérer l’amour de soi. C’est à lui que nous devons la survie de notre espèce, et non à une prétendue réflexion morale."

ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.


Ailleurs, Rousseau dit que la pitié s’impose avec une « douce voix » irrésistible qui est plus forte que la raison, et qui nous pousse à secourir l’autre. Il est donc possible de retrouver la moralité sans la raison (contre Kant).

Autre distinction utile que fait Rousseau : entre l’amour de soi et l’amour propre. Le premier a un sens plutôt positif, le second est une perversion du premier. C’est la société qui a perverti l’amour de soi, naturel et premier, en amour propre égoïste. L’amour de soi est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu (la pitié est le socle de toutes les vertus dans votre texte). L’amour-propre, au contraire, n’est qu’un sentiment factice né dans la société, davantage un égocentrisme. De même que l’amour de soi est à l’origine de toutes les vertus dans la société, l’amour propre est à l’origine de tous les maux (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). L’amour de soi se prolonge donc en amour des autres, en altruisme, via le sentiment de pitié.

Astuce : vous pouvez utiliser cette distinction amour de soi/amour propre en troisième partie pour la question « la nature humaine est-elle égoïste ? » et sortir de l’alternative I)

L’homme est par nature tourné vers son propre intérêt (égoïsme) II) L’homme est aussi incapable de vivre seul et a besoin des autres (altruisme). III) Il y a une bonne forme d’égocentrisme : l’amour de soi, qui n’est pas tourné que vers le soi mais rend capable de nous ouvrir à l’autre et de le comprendre. L’amour de soi permet la vertu de pitié qui est essentielle aux rapports humains pacifiés.


B) On conclura donc sur ce paradoxe : l’insociable sociabilité

Quel bilan tirer de ce paradoxe ? D’un côté les autres nous renvoient une mauvaise image de nous-mêmes, nous blessent, et sont nos concurrents en matière de désir. Mais d’un autre côté nous avons besoin des autres et de leur reconnaissance pour vivre, pour être « accepté » et nous « accepter » nous-mêmes, c’est-à-dire pour être satisfait de l’image que l’on renvoie. La pitié est un sentiment primaire qui démontre, contre la thèse de la nature égoïste de l’homme, que nous sommes naturellement portés vers l’autre et vers son secours, que nous sommes capables de comprendre immédiatement cet alter ego au premier abord si mystérieux. Compréhension ou mystère ? Amour de soi ou amour des autres ? Égoïsme ou altruisme ? Attraction ou répulsion ? Pour Kant, pas besoin de trancher, d’où le paradoxe de l’insociable sociabilité :


KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, IVème proposition.

"J'entends [...] par antagonisme l'insociable sociabilité* des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tout côté, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture* dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme. [...] Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique. [...] Remercions donc la nature pour cette humeur non conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination.

Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil."


L’insociable sociabilité est ce qui caractérise l’essence humaine pour Kant. « L’inclination à entrer en société », c’est-à-dire à s’allier avec autrui pour former un groupe qui deviendra une société, est immédiatement « doublée d’une répulsion générale à le faire ». Il y a donc un double mouvement de construction et de destruction, d’association et de détachement ou isolement nous dit Kant. Pour comprendre un peu mieux, il utilise dans la Doctrine de la vertu au §46 une métaphore d’inspiration newtonienne : l’amour est une « attraction », le respect une « répulsion » (quand on respecte quelqu’un on instaure une distance « respectueuse » avec lui). Entre ces deux sentiments il y a l’amitié, qui est un juste milieu entre l’amour et le respect, un « Idéal de sympathie ».

L’insociable sociabilité dirige l’homme vers la construction d’une culture, qui est la capacité acquise par l’humanité de se donner ses propres fins et de les réaliser. C’est une thèse finaliste qui voit l’histoire comme un progrès et l’insociable sociabilité comme un « moyen » dont se « sert » la nature en vue d’une fin qui serait la culture. L’insociable insociabilité est un jeu de forces antagoniques qui fait avancer l’histoire et permet un progrès. Le progrès vers la culture va de pair avec un progrès moral (on pourrait dire qu’on tire des leçons de l’histoire pour ne pas recommencer les mêmes fautes).

À vous de décider : doit-on croire en un progrès de l’humanité vers une culture qui soit de plus en plus morale ? Ou bien, de façon plus pessimiste, on assiste plutôt à une régression voire à une destruction de l’humanité ? Les destructions environnementales, humaines que l’on vit rendent en effet difficile la pensée d’un progrès de l’histoire ou d’un « mal pour un bien ». En tout cas, force est de constater que l’histoire est une dialectique entre guerre et paix, construction et destruction, attraction et répulsion. C’est précisément ce paradoxe qui permet un mouvement, une dynamique qui articule les contraires. Il y a histoire et humanité parce qu’il y a cette dynamique d’attraction et de répulsion qu’est l’insociable sociabilité. Quand il y a association avec l’autre ou union, il y a toujours potentiellement désunion ou conflit. Chaque état ne se fixe jamais, ce qui permet un mouvement.


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